lundi 2 juillet 2012

"Enola Game", solitude et souvenirs...


Christel Diehl est professeur d'anglais à l'Université de Nancy et Enola Game est son premier roman.
Une femme et sa fille, vivent seules, cloîtrées dans leur maison.
Il n'y a plus d'électricité. Une catastrophe a eu lieu, de nature nucléaire ou pas, planétaire ou pas, nous n'en saurons pas plus.
La petite parle de "grande lumière" ; la mère l'appelle Enola Game, un jeu de mot en référence à Enola Gay, le nom de l'avion qui a largué la première bombe A sur Hiroshima le 6 août 1945.
Des patrouilles on donné l'ordre de rester chez soi, l'air serait contaminé par des particules toxiques, et de ne pas consommer l'eau du robinet.
De l'eau et des rations de survie sont déposées devant les portes des maisons.
Très vite, la mère se doute que ce cloisonnement forcé est surtout imposé pour limiter et retarder la panique civile.

En attendant, elle tente vaille que vaille de maintenir un semblant de quotidien normal pour sa fille.
Bien qu'elle n'ait aucune nouvelle de sa mère, qui vit seule, de son compagnon qui était parti travailler lorsqu'est survenu Enola Game, et de sa fille aîné qui était à l'étranger chez son père, elle doit être forte, donner le change pour que son enfant ne soit pas gagnée par l'angoisse. Sa fille, dont le regard sur le monde est encore neuf  lui procure certainement sa plus solide raison d'espérer.

La seule échappatoire à l'incertitude est l'écriture, une envie qui était déjà bien présente en elle avant mais pour laquelle elle n'avait jamais le temps.
Elle trouve également refuge dans ses souvenirs.
A ce propos, l'auteure dit, dans cette interview :
"On est tous les produits de notre enfance et quand on n'a plus rien de matériel à quoi se raccrocher, c'est en nous, dans nos souvenirs que l'on puise les forces, dans les beaux moments passés."
A cause (ou grâce à) d'Enola Game, l'héroïne se trouve débarrassée de tous les artifices technologiques de notre monde moderne et quelque part, elle trouve un certain soulagement à n'avoir plus qu'à se concentrer sur l'essentiel."

Premier réflexe quand on prend connaissance du sujet du livre : on pense à La route, de Cormac Mac Carthy. Le thème est très similaire (une catastrophe de grande ampleur, un homme et son fils se retrouvent seuls) mais traité différemment.
Alors que le père et son fils, dont on ne connait pas les noms (autre point commun), ont pris la route depuis plusieurs mois, fuyant leur vie devenue désertique, on sait que la catastrophe a eu lieu déjà plusieurs années en arrière. Christel Diehl, quant à elle, situe le début de son action plus tôt dans le temps, juste après la catastrophe. La mère et la fille ont encore tout ce qu'il faut chez elles pour subsister.

Autre point de différence : le roman de la Française est beaucoup plus lumineux, ceci pouvant peut-être s'expliquer en partie par le point précédent. La mère et la fille sont encore en relative sécurité chez elles et leur quotidien est nettement moins chaotique et risqué que celui des protagonistes de La route.
Le parti pris d'évoquer et de décrire les souvenirs heureux de l'héroïne, ainsi que les scènes tendres du quotidien entre la femme et son enfant concourent aussi à alléger le sujet.
Lisez l'extrait suivant, que j'ai sélectionné, un peu long, oui, mais tellement joliment écrit et tellement évocateur... (j'adore cet extrait)
Extrait p. 45 :
"Elle laisse la petite rêver sur le papier glacé. Elle ne lui dit pas non plus qu'elle ignore s'il y aura encore des châtaignes au prochain automne. S'il y aura encore des automnes.
______

Elle songe à la cuisine de son enfance où levaient des brioches et des kugelhofs, la cuisine où l'on battait les œufs à toute vitesse dans un bol et où l'on tournait lentement la confiture sur le feu.

Elle se revoit, gravissant les escaliers de la maison, en rentrant de l'école par un après-midi de novembre humide et froid. Elle vient faire ses devoirs sur la toile cirée, juste avant que le jour s'achève. À cet instant, la chaleur du four l'enveloppe dans son parfum et elle devine la fête à venir. Plus question de penser aux leçons : sur la table, la pâte est déjà étalée, comme une grosse lune plate qui recouvrira bientôt le plateau de fer beurré. À côté, une jatte de terre cuite contient les pommes épluchées.

Elle court embrasser sa mère et la supplie de la laisser l'aider. Comme d'habitude, elle l'entend répondre qu'elle doit d'abord se laver soigneusement les mains. Elle s'exécute de bonne grâce et forme sur la pâte, en partant du bord, un grand escalier de pommes en colimaçon. Bien sûr, elle croque subrepticement un, puis deux, puis dix quartiers de reinette, sous l'œil indulgent de la pâtissière, obligée d'éplucher un nouveau fruit pour remplacer les marches dérobées.

Ensuite, elle chaparde les petites guirlandes de pâte excédentaire qui jonchent désormais la table. Sa mère a une recette bien à elle, à mi-chemin entre le pain et la brioche, et les petites chutes de pâte crue au goût de levain un peu âcre qui fondent dans sa bouche enchantent ses papilles plus encore que les pommes acidulées.

Le chef-d'œuvre sort du four. Ses yeux fixent la palette de jaune, d'or et d'opale, les liserés de caramel et d'ébène. Ses narines hument les effluves de cannelle, de beurre et de vanille avec, en guise de bouquet final, une légère note de noisette.
______

Tout ce qu'elle mange a désormais un goût de conserve, de délavé, de trop mou, de trop cuit. Le goût des repas qu'on n'a pas choisis. Le goût d'une cantine de pénitencier."


Christel Diehl a voulu parler principalement du sentiment de solitude.
Et d'ailleurs, le titre du livre porte cette solitude en lui : "enola" est l'anagramme de "alone", qui veut dire "seul" en anglais.
Elle confie d'ailleurs ici que "l'embryon du livre était le récit d'une expérience carcérale, vécue par un homme aisé dont la vie bascule. J'ai transformé ce récit en un huisclos d'une femme avec sa fille".
C'est le fait d'être maman et d'avoir vécue seule avec sa fille pendant 5 ans qui l'a conduite à changer son histoire. Celle-ci est fortement influencée par sa propre expérience.
Je vous invite à lire l'article du Télégramme qui lui est consacré (clic).

Je ne vous parlerai pas de la (des) fin(s) mais je vous dis juste que je n'ai pas été déçue.

Ce premier roman, trop court à mon goût (dommage, j'en aurais bien lu un peu plus !), est parfaitement écrit.
L'auteur a su traiter un sujet extrêmement noir d'une manière très douce.

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8 commentaires:

  1. Ca donne envie, je note !

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  2. Ce roman a été un vrai coup de coeur pour moi aussi !

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  3. Un vrai coup de coeur... J'ai été happée par cette histoire qui pourrait être si réelle!

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  4. Je garde un souvenir très fort de ce roman !

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  5. Moi aussi j'en aurais bien lu un peu plus ;-)
    J'apprends grâce à toi l'idée de départ du livre et je découvre l'interview de l'auteur. Intéressant d'en savoir plus !

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  6. "Et d'ailleurs, le titre du livre porte cette solitude en lui : "enola" est l'anagramme de "alone", qui veut dire "seul" en anglais."

    Bien vu! J'ai lu ce roman il y a quelque temps déjà, non sans plaisir même si ce n'est pas mon plus extraordinaire souvenir de lecture; j'en parlais d'ailleurs ici:

    http://fattorius.over-blog.com/article-christel-diehl-grande-lumiere-en-huis-clos-101651006.html

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